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Aaron Alexandre – 1 sur 3

En rédigeant l’article sur l’Hôtel de l’échiquier, je me suis rendu compte que j’avais très peu parlé d’Aaron Alexandre jusqu’à présent sur ce blog. Il s’agit pourtant d’un personnage important pour le Café de la Régence, et le jeu d’échecs en général, avec notamment deux livres qu’il a publiés : L’Encyclopédie des échecs, Paris, 1837 et Collection des plus beaux problèmes d’échecs, Paris, 1846. Deux livres très novateurs pour l’époque et qui méritent chacun un article dédié que je leur consacrerai.
 

Portrait d’Aaron Alexandre par son neveu Alexandre Laemlein en 1844.

Il est écrit « M. A. Alexandre, auteur de l’Encyclopédie des Échecs »
 
Je lis sur Wikipedia qu’Aaron Alexandre est l’inventeur du symbole du roque pour la notation algébrique.
J’ignore si c’est vrai, mais pourquoi pas, effectivement je n’ai pas rencontré le symbole 0-0 ou 0-0-0 avant Aaron Alexandre. Le livre Les Stratagèmes des Échecs de 1802, par Clément Félix Brossier Montigny utilise déjà quelque chose de très proche de la notation algébrique, en s’inspirant de Stamma, mais il ne me semble pas y avoir vu de symbole ou d’évocation du roque.
 

Extrait de l’Encyclopédie des Échecs

J’ai découpé en deux parties l’article nécrologique consacré à Aaron Alexandre plus une troisième partie pour un fait méconnu, il me semble, et que je vous laisse découvrir. 
 
L’article nécrologique est signé par Saint-Amant dans la revue La Régence en janvier 1851. J’indique « signé par Saint-Amant » et non « écrit par Saint-Amant », car selon moi il a tout simplement copié un texte écrit par Alexandre Laemlein, le neveu d’Aaron Alexandre. Le texte écrit par Aaron Alexandre est publié en deux fois dans Les Archives Israélites de France, le 15 janvier puis le 30 janvier 1851 pour la deuxième partie. Saint-Amant reprend le texte à la lettre près, en ajoutant parfois un souvenir personnel ou en retirant quelques détails. Était-ce en accord avec Laemlein ?

Aaron Alexandre décède, à Londres, le samedi 16 novembre 1850. Dans le numéro de novembre de La Régence sa mort est brièvement mentionnée par Kieseritzky.
 

La Régence – Décembre 1850.
 

Les amateurs des Échecs d’Angleterre, aussi bien que ceux de l’étranger, apprendront avec regret que cette dernière ombre de la fameuse ancienne école française, dans laquelle il a occupé une haute position , a enfin succombé au vainqueur universel. Il est mort subitement samedi dernier, à l’âge très avancé de 80 ans. Comme joueur, il sera longtemps connu par son jeu élégant et quelquefois très-brillant. Il occupera toujours un rang distingué parmi les écrivains sur les Échecs. Son Encyclopédie des Échecs et son immense collection de problèmes seront toujours regardés comme deux ouvrages remarquables ajoutés à la littérature de ce jeu auquel il consacrait tous ses loisirs.
 

La Régence – Janvier 1851

 
Voici donc la première partie du texte de Saint-Amant. Quoi qu’il en soit il constitue un bel hommage à Aaron Alexandre. Il commence par présenter une personne très instruit, et auteur des deux livres que j’ai déjà mentionnés.
 
J’ai connu plus de trente ans ce regrettable vétéran de l’Échiquier, et, à ce titre, je puis peut-être mieux que d’autres jeter un regard rétrospectif sur celte longue carrière principalement consacrée au culte des Échecs. Alexandre est probablement le savant à ce jeu-là qui a été dans le monde entier, non le plus fort, mais celui qui, à l’âge de quatre-vingts ans, a joué le mieux. Il avait baissé sans doute un peu dans les derniers temps, mais il était encore aussi redoutable qu’instructif pour les mazettes qui lui tombaient sous la main. 
 
Constamment occupé d’éclaircir les points obscurs de la science, il y avait toujours à apprendre avec lui ; ses efforts, ses profondes et constantes études, sa longue expérience, et sa passion surtout qui ne s’est jamais éteinte, ni même refroidie, ont été en tout temps et en tous pays, du plus grand secours à ceux qui se sont voués à la publication et à l’enseignement des Échecs.
 
Nous ne voulons le peindre que sous cette face, mais ce n’est pas qu’Alexandre, envisagé sous d’autres points de vue, ne fût un homme au-dessus du vulgaire. Il était très instruit dans tout ce qui touchait à la religion judaïque à laquelle il appartenait. La langue hébraïque lui était familière presque autant que sa langue maternelle, l’allemand, et beaucoup plus que l’anglais et le français, dont l’accent l’a toujours beaucoup gêné. Nous abandonnons aux Archives israélites le soin de donner la biographie sérieuse et complète de leur digne coreligionnaire ; à nous seulement la tâche de rappeler les droits qu’il a aux regrets des lecteurs de la Régence. – Certes, les feuillets du Palamède sont des parchemins qui pourraient suffire à sa gloire, car il y a reçu en maintes occasions le tribut des félicitations et des obligations dont on lui fut redevable pour ses écrits, ses recherches et ses longs voyages, qui m’avaient fait lui donner le surnom de chevalier errant de l’Échiquier.

Il a publié deux chefs-d’œuvre de patience et de classification : l’Encyclopédie de tous les débuts, et la collection des plus beaux problèmes. c’est-à-dire l’alpha et l’oméga des Échecs ; ouvrages qui seront toujours le fond de la bibliothèque échiquéenne et assurent l’immortalité à leur auteur tant qu’un nouvel Omar ne s’y opposera pas. 

 

 

 
 
Archives Israélites de France – Décembre 1850 et Janvier 1851 – Retronews
 
 
 
Ensuite Saint-Amant/Laemlein parle de la formation religieuse initiale d’Aaron Alexandre.

Rabbi Aaron-Alexandre, naquit à Hohenfeld, petit village de Bavière, au bord du Mein, vers l’année 1765 ou 1768. Il était fils d’un hazan, petit-fils d’un rabbin et l’ainé de trois frères. Comme tous les jeunes gens israélites de ce temps, Alexandre reçut une éducation purement théologique et bornée à la théologie judaïque. 

 
Son père, lui ayant reconnu des capacités, l’envoya à l’espèce de petite université rabbinique de Fürth , avec toutes les économies qu’il avait pu faire pour lui, La somme dont il le munit se montait à 12 florins, environ 30 francs. Il fit de rapides progrès et suffit à ses modestes besoins en donnant quelques leçons. Il existe d’ailleurs en Allemagne, un usage antique et charmant , qui permet aux jeunes gens pauvres de s’instruire et de voyager sans être exposés à mourir de faim ou à s’humilier pour vivre. 
 
Dès qu’un étudiant nouveau arrive dans une ville, tous les gens un peu aisés et même pauvres qui peuvent encore faire une place à leur table, le sollicitent de venir la prendre un jour convenu par semaine; la semaine se trouve promptement remplie, et comme tous les étudiants, riches et pauvres, voyagent et profitent de cet usage, chacun peut se dire : « Tandis que je reçois l’hospitalité aujourd’hui chez M***, son fils est peut-être assis à la table de mon père, et chaque hôte traite l’étudiant comme il désire que son enfant soit traité. — Alexandre, tout en s’enfonçant avec passion dans le labyrinthe talmudique. sentit sa pensée à l’étroit, il faut le croire. et ne crut pas sa vocation rabbinique suffisamment prononcée, pour suivre jusqu’au bout cette carrière. Il resta néanmoins bon hébraïsant, eut le titre de rabbi, et conserva toute sa vie le goût de la littérature sacrée, et ses relations avec les savants, qui le consultaient avec intérêt et fruit.

Hazan : c’est-à-dire le « chantre » en français, est la personne qui se place devant le pupitre à la synagogue et qui chante à haute voix les textes des prières.

– Après deux ou trois ans de séjour à Fürth, il se mit à parcourir quelques villes et vint faire une halte à Strasbourg, où il donna également des leçons d’hébreu et d’allemand ; ce qui alors était encore une science profane, et que tout savant ne savait pas. Je ne saurais dire, et il importe peu, combien de temps il resta là. Il vint à Paris vers la fin de 1793. Profondément affligé des excès révolutionnaires, il était pourtant enthousiaste des idées nouvelles, et, plein d’amour pour une nation qui venait d’affranchir les israélites du joug séculaire, il se fit naturaliser Français. 

 
Sur Napoléon et la question juive vous pouvez lire cette excellente page.
Le paragraphe suivant nous raconte la rencontre avec les joueurs du Café de la Régence.
Muni de quelques lettres de recommandation, il avait facilement retrouvé les mêmes moyens d’existence. Il devint professeur d’allemand dans plusieurs collèges. Mais ici vient se placer un fait qui révéla pour la première fois l’excellence de son organisation et le classa parmi les hommes hors ligne. Dans ses loisirs, en Allemagne, il avait cultivé le jeu d’Échecs et était arrivé sans s’en douter, à une force supérieure. Croyant que tous ceux qu’il gagnait si facilement ne savaient pas le jeu, et qu’il rencontrerait quelque part des lutteurs véritables, il désirait ardemment une occasion de se mesurer ailleurs. Il était déjà depuis longtemps à Paris sans avoir entendu parler du Café de la Régence, qui était alors comme aujourd’hui l’académie des Échecs ; quelqu’un l’y conduisit un jour, il demanda à faire une partie avec un amateur de force moyenne; il la gagna , et, croyant n’avoir eu à faire qu’à un pygmée, il demanda un joueur plus sérieux ; on lui en présenta un de troisième force, il le battit de même, puis de plus habiles encore. Enfin il battit tous ceux qui se présentèrent, et conquit sa gloire en un jour. Ne pourrait-on pas penser que c’eût été un homme supérieur, si cette aptitude avait été dirigée avec intelligence vers une science classée et reconnue ?

Il avait en lui tous les éléments du mathématicien et du philosophe : calcul profond, pénétration rapide, vues ingénieuses et nouvelles , esprit d’analyse et de synthèse, puissance de concentration et d’isolement, et par-dessus tout un grand amour des hommes. Il savait répandre une lumière vive sur les questions qu’il abordait : religions, politique, humanité, tels étaient ses sujets familiers, traités avec cet abandon charmant du philosophe qui s’ignore et qui ne craint pas de jeter au vent et aux voleurs d’idées, les richesses d’une imagination qui peuvent être précieuses pour des livres.

Son jeu avait ce même charme, et quoique dans l’automne de sa vie il ait été dépassé par quelques-uns, parce qu’il avait perdu de la force d’attention et de la mémoire nécessaire, nul ne réunissait, autour de son Échiquier, une galerie plus affriandée, si je puis me permettre cette expression ; aucun n’avait des idées plus originales, plus spirituelles, plus inattendues : son jeu vif et gai se plaisait au milieu de la tourmente ; son génie n’apparaissait souvent qu’au moment du danger, et l’on comptait sur lui, piocheur infatigable, à l’heure où les autres se retirent ; son adversaire, couvert de sueur, commençait à respirer et à préluder par quelques notes à un chant de triomphe, lorsqu’un éclair traversant la nue (NDA – La nue : nuage usage vieilli) , il devenait tremblant de ce frisson glacial précurseur de la mort ; un murmure, impossible à contenir, de joie et d’admiration de la part des spectateurs, lui donnait le dernier sacrement. 

 

 

 
La suite est très intéressante. On y apprend qu’il anima le Turc joueur d’échecs, au même titre que Mouret et Boncourt. Nous sommes alors probablement en 1817/1818. C’est Mouret qui accompagnera Maelzel dans la tournée en Angleterre de l’automate Turc joueur d’échecs en 1819/1820. 
 
 
 
 
 
 
 
Pendant ses loisirs, à la maison, il faisait les constructions mécaniques les plus ingénieuses ; des meubles à secret, des joujoux curieux pour les enfants, qu’il aimait à la folie, des cages merveilleuses pour les oiseaux qu’élevait sa femme, car je n’ai pas encore dit qu’il s’était marié. Sa femme, qui avait un grand amour et une profonde vénération pour lui, avait en outre l’humeur aussi acariâtre que la femme de Socrate; une santé constamment mauvaise y contribuait beaucoup ; elle grommelait et criait sans cesse, et la bonhomie de son mari avait fini par s’y faire tellement, qu’il lui arrivait de se créer de petites scènes la veille des jours où il lui ménageait quelque agréable surprise.

Tout Paris courut voir l’automate du baron de Kempelen que promenait dans toute l’Europe le fameux Maëlzel. Cette ingénieuse mécanique jouait aux Échecs, et articulait quelques mots ; le premier venu pouvait se présenter, à peu près certain d’être vaincu. Le Café de la Régence s’étant ému, les plus forts joueurs étaient allés se mesurer avec cet automate, qui terminait toujours sa partie en disant, de sa voix de bois : échec et mat. Alexandre, les raillant de leur faiblesse, leur disait qu’ils se laissaient terrifier par la statue du Commandeur, et nouveau don Juan, il se faisait fort de la braver et de la vaincre ; s’étant laissé harceler quelque temps, il y alla et gagna deux parties sur trois. L’automate, honteux de cette défaite, n’eut rien de mieux à faire que d’enrôler son vainqueur sous sa bannière.

Cet automate, comme on sait, habillé en Turc, était dans un fauteuil; devant lui était une table munie de son Échiquier et une autre chaise pour la personne qui voulait se mesurer avec lui. A chacune des quatre faces du piédestal, il y avait une porte qu’on ouvrait l’une après l’autre au public pour lui faire voir que personne ne s’y trouvait caché ; on refermait, puis la partie commençait. Or, l’âme de l’automate pendant son séjour à Paris fut d’abord Mouret, puis Boncourt. Ce dernier, en éternuant un jour de rhume, faillit tout briser et tout révéler. Alexandre céda aux pressantes sollicitations de l’inventeur de la mécanique, et lui faisant faire encore quelques perfectionnements, se voua pendant quelque temps à l’ébahissement de ses contemporains. 

 
Mais ne pouvant pas toujours faire, dans cette boîte à secret, un rôle aussi étouffant, disait-il en riant, il y renonça bientôt. Il fallait se cacher alternativement dans les quatre angles, tandis que l’on ouvrait au public les portes qui laissaient voir les angles opposés. Tout étant refermé, il allumait une bougie, et déployait un Échiquier correspondant par un mécanisme à l’Échiquier extérieur. Les coups d’en haut se répétaient à l’intérieur, et la main de l’automate prenait et jouait chaque pièce correspondante à celle que l’on jouait en bas ; puis poussant un ressort, on lui faisait dire, ensemble ou séparément, les deux seuls mots nécessaires, l’un pour prévenir de l’attaque au Roi, l’autre pour annoncer la victoire.
 
Et nous en arrivons à une première mention de l’Hôtel de l’Échiquier (voir dans la deuxième partie).

Enseignant, comme je l’ai dit, la langue allemande dans différents collèges, il apprenait également le français à de jeunes Allemands ; ceux-ci le prirent tellement en affection qu’ils le supplièrent de louer un appartement un peu plus considérable pour qu’ils pussent tous loger auprès de lui, et ne le quitter que le moins possible. Il se laissa convaincre, et ce fut l’origine de l’établissement qu’il fonda plus tard sous le titre d’Hôtel de l’Échiquier, auquel il dut un moment de bien-être, et puis sa ruine.

Organisation de savant et d’artiste, il avait la plus belle réunion de qualités nuisibles dans le commerce, et, sans sa femme, qui possédait quelques-unes des qualités nécessaires, il eût été ruiné du premier coup. Crédule comme un enfant, confiant à l’excès, s’apitoyant

sur toutes les misères, il lui arrivait maintes fois, tant que sa bourse n’était pas dégarnie, d’obliger encore ceux à qui il faisait déjà un crédit illimité, et il ne put jamais se décider à renvoyer quelqu’un de ses locataires pour cause de pauvreté. Le vieux professeur d’Échecs, Castinel, fut logé gratuitement sous ses mansardes pendant plus de dix ans ; enfin, jusqu’au jour où le général Ordonnaud, grand amateur d’Échecs, le fit entrer comme chef de bataillon à l’Hôtel-des-Invalides. Ce qui donna plus de bien-être à Castinel, mais ne paya pas Alexandre.

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