Caricature de Laemlein par Nadar – Source BNF/Gallica
Le Palamède – Juillet 1842 – Un portrait de Deschapelles par Laemlein existe peut-être dans une collection privée ?
« J’avais dix ans et j’allais, dans mon village, à l’école gratuite et obligatoire, que tous les enfants en Bavière, sans exception, doivent suivre jusqu’à leur majorité religieuse , époque à laquelle, s’ils ne poursuivent pas la carrière des études, ils doivent apprendre une profession quelconque, puis voyager pendant trois ans pour se perfectionner dans cette profession, puis revenir travailler comme ouvrier jusqu’à ce que leur tour de s’établir arrive ; ce qui parait au gouvernement, non sans raison peut-être, le meilleur moyen de préparer les populations au progrès pacifique et continu des institutions. Les enfants ne sont tenus à l’école que de huit à dix heures du matin, de façon que les parents les plus pauvres ne peuvent pas se plaindre du temps qu’on leur enlève , et qu’ils pourraient employer en travail plus utile pour eux-mêmes. L’après-midi,
ils vont aux champs ou continuent leurs études chez eux. Comme mon père n’avait point de champ à cultiver, j’employais le temps qui me restait après mes devoirs à copier les tètes des pièces de monnaie, à sculpter de petites figures avec l’écorce du sapin, et une foule de petits objets avec des noyaux de fruits. Ayant entendu parler un jour à mon père de peintures qu’il avait vues à Würizbourg, ville un peu considérable à quatre lieues de chez nous, il me prit une telle passion pour cet art, que je fis tous mes efforts pour lui faire promettre de me mener à Würizbourg, chez un maitre de peinture. Il céda en apparence, sans savoir comment il pourvoirait aux frais de cette éducation, lorsqu’arriva la lettre de son frère de Paris.
Suivant mon désir, mon oncle me fit en pension commencer le dessin, et, au bout de quelques années, il me livra tout entier à mes études de prédilection. Je dois le dire, et cela pour peindre une des faces du caractère de M. Alexandre, du moment où je vins à Paris, finit le bonheur de mon enfance. Excellent de cœur, mon oncle avait pour principe qu’il ne fallait jamais se laisser aller aux épanchements de tendresse avec les enfants que l’on voulait bien élever : ainsi, qu’il fut content ou mécontent de moi, je ne recevais que bourrades, punitions, coups de bâton et taloches ; c’était une éducation toute spartiate ; il ne manquait aucune occasion de se plaindre à tout le monde du gros baour (NDA – NDA : Baour : balourd, lourdaud, dérivé de l’allemand bauer, paysan) qu’il avait fait venir d’Allemagne, me menaçant à chaque instant de me renvoyer ; puis il me revenait quelques mots de satisfaction qu’il avait dits en mon absence.
Pendant les dernières années de son séjour à Paris, Alexandre avait fondé dans sa maison un cercle d’Échecs, le premier qu’il y ait jamais eu à Paris ; réunissant par ce moyen, à la pléiade des amateurs les plus célèbres, les hommes que leur position éminente dans le monde éloignait des lieux trop publics. Un cercle a toujours subsisté depuis. Il fut également le promoteur des premières parties par correspondance, qui se firent entre Paris et Londres, puis entre Paris et Pesth, etc. Il était heureux de tout ce qui pouvait contribuer à propager sa science favorite, et il avait raison : le jeu d’Échecs est un élément de civilisation. L’excès de sa bonne foi et toutes ses qualités si négatives pour les affaires firent péricliter son établissement en peu d’années, et, par
les efforts qu’il lit pour se remettre à flot, il se perdit tout à fait. En 1836, on vendit le fonds qu’il avait si péniblement formé, composé de l’hôtel de l’Échiquier, du Café et du Cercle, pour la somme de 12.000 fr. Le même établissement, moins le Cercle, qui disparut de la maison en même temps que lui, fut revendu 100.000 fr. l’année suivante. On lui laissa le mobilier d’une chambre ; il quitta Paris pour fuir les doléances de tous ceux qui l’avaient connu dans un état plus prospère et qui l’avaient laissé choir. Nommé syndic lors de son concordat, je puis attester pertinemment que jamais débiteur malheureux ne fut plus excusable.
Manifestement Aaron Alexandre n’avait pas trop le sens des affaires. Dans le texte original paru dans les Archives Israélites de France en janvier 1851 Laemlein indique 120.000 francs.
Ce fut après ces désastres que son talent aux Échecs, qui n’avait été qu’un accessoire pour lui en de meilleurs temps, devint son unique ressource, et, à l’âge de 66 ans, il fit ce prodigieux travail, qui rendra son nom impérissable, l’Encyclopédie des Échecs, compilation ingénieuse et lucide de tout ce que les auteurs anciens et modernes de tous pays ont écrit sur ce jeu ; méthode qui fait passer le même début de partie à travers le cerveau des joueurs célèbres de tout l’univers, depuis l’invention du jeu presque jusqu’à nos jours.
Son volume sous le bras, il commença alors ses pérégrinations en Allemagne, en Angleterre, en Écosse et en Irlande, reçu, choyé par toutes les congrégations d’Échecs, trouvant pour souscripteurs tous les princes de ce monde, se faisant rechercher autant pour sa conversation spirituelle et bonne que par son talent et son livre.
Le Palamède le suivit avec intérêt dans tous ses voyages, principalement en Allemagne, dont tous les incidents sont curieux. Quand il eut fini sa tournée, il revint se fixer à Londres ; il s’était donné le plaisir des voyages avec le produit du livre, mais il rapportait peu d’économies. Fixé là, il donna quelques leçons d’Échecs, jointes à des leçons d’allemand, et commença son second ouvrage, la Collection des Problèmes, qui, dans sa pensée, était le complément du premier. Il eut le bonheur de l’achever, et en s’associant avec N. Barthès, bon amateur d’Échecs et chef d’une honorable maison de librairie, il put faire imprimer cette riche collection.
Rien n’était plus curieux que le modeste asile où vivait, à Londres, ce pauvre père Alexandre : c’était le nécessaire réduit à sa plus simple expression que cette petite chambre au rez-de-chaussée, éclairée par le haut. Le seul grand confort de cet exigu logement était dans un bon feu de charbon de terre allumé constamment, et auprès duquel notre philosophe fumait sa pipe et partageait son temps entre la culture des Échecs et l’étude de l’Ancien Testament; son plus grand bonheur était de pouvoir trouver un rapport entre ces deux choses, qui paraissent si distantes. Je me rappelle l’avoir vu bien joyeux un jour qu’il avait découvert, dans je ne sais plus quel verset, que Moise ou Abraham s’était livré au délassement d’un jeu dans lequel il voulait absolument reconnaitre le jeu des Échecs. Chez lui, tout était tabac, échecs et livres hébreux.
La sérénité de son existence ne s’affectait pas du présent, auquel suffisaient quelques leçons et ses soirées d’Échecs au Grand Cigar Divan. Il vivait de si peu. qu’il pouvait se croire, comme le sage de La Fontaine, possesseur de toutes choses. Quant à l’avenir, c’est dans son cher neveu qu’il l’avait placé tout entier. La mort ne l’effrayait pas ; mais il eût redouté de devenir infirme et incapable de continuer à se livrer à ses occupations favorites. Il est mort dans la nuit du 16 au 17 novembre, sans que le corps survécût à l’intelligence et sans souffrance, conformément à ses désirs. Deux heures avant sa mort, il avait eu une légère indisposition qui avait cédé au sommeil. Il ne s’est pas réveillé, et s’est éteint dans le calme de l’homme juste et bon qui n’a pas à redouter le Jugement dernier.
— Et moi, prophète malheureux, qui pour le consoler lui avais prédit cent ans !
Il n’était pas robuste de constitution, mais pourtant, à l’exception d’un catarrhe chronique, il était exempt d’infirmités. — Sa vie était si sobre et si régulière que, depuis trente ans que je le connaissais, je ne trouvais pas qu’il eût vieilli d’un jour. Il était de ceux qui prennent tout de suite leur vieille forme ; aussi, à quatre-vingts ans, était-il comme à cinquante.
Pour moi et ceux qui l’ont connu, il meurt accompagné de regrets sincères comme homme et comme joueur d’Échecs. C’est une grande perte pour l’Échiquier, dont il a été passionné et fanatique jusqu’à son dernier soupir. C’est en faisant une partie, c’est sur le champ de bataille, comme Turenne, qu’il eût dû trouver la mort. Les amateurs d’Échecs de France et d’Angleterre ont été dans l’obligation, après avoir soutenu pendant leur vie les grands professeurs d’Echecs par des souscriptions de toutes sortes, d’accomplir généralement un dernier devoir en leur donnant la sépulture par le même moyen.
Les commentaires sont désactivés.