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Aaron Alexandre – 2 sur 3

Voici la suite du texte signé par Saint-Amant au sujet d’Aaron Alexandre. La première partie se trouve dans mon précédent article sur ce blog.
 

Caricature de Laemlein par Nadar – Source BNF/Gallica

 
Voici maintenant l’arrivée d’Alexandre Laemlein à Paris, neveu d’Aaron Alexandre. Laemlein signera le portrait de plusieurs joueurs d’échecs pour Le Palamède de Saint-Amant. D’ailleurs je suis persuadé qu’il a effectué un portrait de Deschapelles qui na jamais été publié, comme le laisse entendre Saint-Amant en juillet 1842 dans Le Palamède. 

Le Palamède – Juillet 1842 – Un portrait de Deschapelles par Laemlein existe peut-être dans une collection privée ?

 
Il n’avait point d’enfants, et son cœur avide de toutes les affections éprouvait continuellement le besoin de faire le bien. Avisant dans la famille de sa femme un enfant d’une parente éloignée, il demanda à l’adopter ; il l’éleva avec amour, lui donna toute l’éducation que l’intelligence de la jeune fille put comporter, puis la maria au fils d’un de ses amis. A peine fut elle mariée, qu’il écrivit à son frère qu’une place restait vacante à son foyer et qu’il pouvait lui amener son fils. Cet enfant était Alexandre Laemlein, à qui nous devons la belle lithographie des loueurs d’Échecs, et qui a d’autres titres encore plus sérieux à l’Académie des Beaux-Arts, comme peintre d’histoire : une des plus grandes pages de l’exposition actuelle, au Palais-National, sort de sa riche palette. Il m’a fourni la plus grande partie de cette notice, et je conserve ici le style même dans lequel il décrit les obligations qu’il a eues à son bon et regrettable oncle.

« J’avais dix ans et j’allais, dans mon village, à l’école gratuite et obligatoire, que tous les enfants en Bavière, sans exception, doivent suivre jusqu’à leur majorité religieuse , époque à laquelle, s’ils ne poursuivent pas la carrière des études, ils doivent apprendre une profession quelconque, puis voyager pendant trois ans pour se perfectionner dans cette profession, puis revenir travailler comme ouvrier jusqu’à ce que leur tour de s’établir arrive ; ce qui parait au gouvernement, non sans raison peut-être, le meilleur moyen de préparer les populations au progrès pacifique et continu des institutions. Les enfants ne sont tenus à l’école que de huit à dix heures du matin, de façon que les parents les plus pauvres ne peuvent pas se plaindre du temps qu’on leur enlève , et qu’ils pourraient employer en travail plus utile pour eux-mêmes. L’après-midi,

ils vont aux champs ou continuent leurs études chez eux. Comme mon père n’avait point de champ à cultiver, j’employais le temps qui me restait après mes devoirs à copier les tètes des pièces de monnaie, à sculpter de petites figures avec l’écorce du sapin, et une foule de petits objets avec des noyaux de fruits. Ayant entendu parler un jour à mon père de peintures qu’il avait vues à Würizbourg, ville un peu considérable à quatre lieues de chez nous, il me prit une telle passion pour cet art, que je fis tous mes efforts pour lui faire promettre de me mener à Würizbourg, chez un maitre de peinture. Il céda en apparence, sans savoir comment il pourvoirait aux frais de cette éducation, lorsqu’arriva la lettre de son frère de Paris. 

 
Que l’on juge de ma joie ! aller à Paris et apprendre la peinture ! Le paradis s’ouvrait devant moi ; malgré le chagrin de quitter si jeune mes parents, je trépignais d’enthousiasme ; nos paquets ne furent pas longs à faire… J’embrassai ma mère, hélas ! pour la dernière fois…. et je partis avec mon père, à pied, pour Paris. Ce voyage ne sortira jamais de ma mémoire ; mêlé de joie, de sanglots, de privations et d’incroyable espérance, je n’éprouvai pas un instant la fatigue du corps ; j’avais des ailes et me sentais de force à franchir toute la route en un jour. Nous arrivâmes enfin. — Mon oncle me mit en pension ; mon père fit à Paris un séjour de six semaines, puis repartit, me laissant le cœur bien gonflé; ma sensibilité s’était prodigieusement développée depuis mon départ, et, malgré toute la sollicitude de mes parents adoptifs, je compris seulement alors ce qu’était une mère. 
 

La Sépulture d’Alexandre Laemlein au cimetière du Montparnasse à Paris 

 
Aaron Alexandre n’est pas quelqu’un de facile de prime abord. Il semble mener la vie dure à son neveu !

Suivant mon désir, mon oncle me fit en pension commencer le dessin, et, au bout de quelques années, il me livra tout entier à mes études de prédilection. Je dois le dire, et cela pour peindre une des faces du caractère de M. Alexandre, du moment où je vins à Paris, finit le bonheur de mon enfance. Excellent de cœur, mon oncle avait pour principe qu’il ne fallait jamais se laisser aller aux épanchements de tendresse avec les enfants que l’on voulait bien élever : ainsi, qu’il fut content ou mécontent de moi, je ne recevais que bourrades, punitions, coups de bâton et taloches ; c’était une éducation toute spartiate ; il ne manquait aucune occasion de se plaindre à tout le monde du gros baour (NDA – NDA : Baour : balourd, lourdaud, dérivé de l’allemand bauer, paysan) qu’il avait fait venir d’Allemagne, me menaçant à chaque instant de me renvoyer ; puis il me revenait quelques mots de satisfaction qu’il avait dits en mon absence. 

 
Il était de même pour ses amis les plus intimes, grondeur et bourru ; son affection pouvait se mesurer au plus on moins de grâce qu’il déployait envers vous ; pour les indifférents, il était tout à fait charmant. Je ne veux point faire, du parent bien-aimé dont la vie repasse en ce moment devant ma mémoire, un personnage de fantaisie, une figure idéale ; l’idéal ressemblant un peu à tout le monde ne ressemble à personne, et, pour emprunter une comparaison à mon métier, je dirai que sans ombres il n’y a ni relief, ni lumière ; nous aimons les gens, non parce que nous les croyons sans défauts, ni à cause de leurs défauts, mais malgré leurs défauts ; on peut en dire autant des œuvres de l’homme : ce qui importe, c’est quelque qualité saillante. 
 
A force de lire sur toutes les épitaphes : « Il fut le modèle de toutes les vertus, » on ne croit plus à aucune, et l’on est sur le point de perdre le sérieux que doit inspirer la demeure des morts ; je dis donc également les côtés défectueux de son caractère. — Quand mon oncle haïssait quelqu’un, c’était pour la vie ; s’il ne chercha jamais à se venger d’une offense, c’était autant par mépris que par grandeur d’âme ; il voyait l’homme tout bon ou tout mauvais, et ne tempérait guère ses jugements, ne voulant rien entendre à l’influence des malheurs, des liaisons, du tempérament, de toutes les circonstances, enfin, qui ont tant d’empire sur le meilleur cœur, et qui faisaient même méconnaître le sien à certaines heures de sa vie. » 
 
Voici quelques détails sur l’Hôtel de l’Échiquier. Laemlein/Saint-Amant se trompe en disant qu’il s’agit du premier cercle d’échecs de Paris. Au XVIIIe siècle a été créé le Salon des Échecs, puis au début des années 1820, le club Philidor au-dessus du Café de la Régence (à ne surtout pas confondre avec le grand cercle d’échecs Parisien créé à la fin du XIXe siècle).

Pendant les dernières années de son séjour à Paris, Alexandre avait fondé dans sa maison un cercle d’Échecs, le premier qu’il y ait jamais eu à Paris ; réunissant par ce moyen, à la pléiade des amateurs les plus célèbres, les hommes que leur position éminente dans le monde éloignait des lieux trop publics. Un cercle a toujours subsisté depuis. Il fut également le promoteur des premières parties par correspondance, qui se firent entre Paris et Londres, puis entre Paris et Pesth, etc. Il était heureux de tout ce qui pouvait contribuer à propager sa science favorite, et il avait raison : le jeu d’Échecs est un élément de civilisation. L’excès de sa bonne foi et toutes ses qualités si négatives pour les affaires firent péricliter son établissement en peu d’années, et, par

les efforts qu’il lit pour se remettre à flot, il se perdit tout à fait. En 1836, on vendit le fonds qu’il avait si péniblement formé, composé de l’hôtel de l’Échiquier, du Café et du Cercle, pour la somme de 12.000 fr. Le même établissement, moins le Cercle, qui disparut de la maison en même temps que lui, fut revendu 100.000 fr. l’année suivante. On lui laissa le mobilier d’une chambre ; il quitta Paris pour fuir les doléances de tous ceux qui l’avaient connu dans un état plus prospère et qui l’avaient laissé choir. Nommé syndic lors de son concordat, je puis attester pertinemment que jamais débiteur malheureux ne fut plus excusable. 

 

Manifestement Aaron Alexandre n’avait pas trop le sens des affaires. Dans le texte original paru dans les Archives Israélites de France en janvier 1851 Laemlein indique 120.000 francs.

 
Le paragraphe suivant évoque son Encyclopédie des échecs, un livre incroyable.

Ce fut après ces désastres que son talent aux Échecs, qui n’avait été qu’un accessoire pour lui en de meilleurs temps, devint son unique ressource, et, à l’âge de 66 ans, il fit ce prodigieux travail, qui rendra son nom impérissable, l’Encyclopédie des Échecs, compilation ingénieuse et lucide de tout ce que les auteurs anciens et modernes de tous pays ont écrit sur ce jeu ; méthode qui fait passer le même début de partie à travers le cerveau des joueurs célèbres de tout l’univers, depuis l’invention du jeu presque jusqu’à nos jours. 

 
Il l’écrivit dans un idiome également accessible à tous les peuples. en chiffres et lettres, avec une introduction en quatre langues : française, anglaise, allemande et italienne. Ce que ce travail lui coûta de nuits et de privations, ce qu’il eut de difficultés pour le faire imprimer, quelques gens du métier seuls peuvent le deviner. Il y avait déjà douze années qu’il s’en occupait continuellement, et il le remania entièrement dans ces derniers temps. 
 

 
Double page au début de l’Encyclopédie d’Aaron Alexandre.
 
— Il parut enfin ! Sa gloire, on le pense bien, ne fut ni bruyante ni spontanée, car l’ouvrage ne s’adressait pas à la foule, mais à la secte choisie qui possédait les mystères, et, vu le prix assez élevé auquel il revenait, l’ouvrage ne pouvait s’infiltrer que lentement. Cependant, comme il avait un certain nombre de souscripteurs , son malheur eut un temps d’arrêt et il respira, rayonnant par anticipation de l’auréole dont les enfants de Palamède allaient ceindre son front.

Son volume sous le bras, il commença alors ses pérégrinations en Allemagne, en Angleterre, en Écosse et en Irlande, reçu, choyé par toutes les congrégations d’Échecs, trouvant pour souscripteurs tous les princes de ce monde, se faisant rechercher autant pour sa conversation spirituelle et bonne que par son talent et son livre.

Le Palamède le suivit avec intérêt dans tous ses voyages, principalement en Allemagne, dont tous les incidents sont curieux. Quand il eut fini sa tournée, il revint se fixer à Londres ; il s’était donné le plaisir des voyages avec le produit du livre, mais il rapportait peu d’économies. Fixé là, il donna quelques leçons d’Échecs, jointes à des leçons d’allemand, et commença son second ouvrage, la Collection des Problèmes, qui, dans sa pensée, était le complément du premier. Il eut le bonheur de l’achever, et en s’associant avec N. Barthès, bon amateur d’Échecs et chef d’une honorable maison de librairie, il put faire imprimer cette riche collection. 

 
Saint-Amant donne maintenant des détails personnels, qui n’existent pas dans le texte de Laemlein. Ces détails proviennent des voyages réguliers effectués par Saint-Amant chaque année à Londres pour vendre du vin de Bordeaux. Saint-Amant passe à chaque fois plusieurs semaines et il rencontre très certainement à plusieurs reprises Aaron Alexandre.

Rien n’était plus curieux que le modeste asile où vivait, à Londres, ce pauvre père Alexandre : c’était le nécessaire réduit à sa plus simple expression que cette petite chambre au rez-de-chaussée, éclairée par le haut. Le seul grand confort de cet exigu logement était dans un bon feu de charbon de terre allumé constamment, et auprès duquel notre philosophe fumait sa pipe et partageait son temps entre la culture des Échecs et l’étude de l’Ancien Testament; son plus grand bonheur était de pouvoir trouver un rapport entre ces deux choses, qui paraissent si distantes. Je me rappelle l’avoir vu bien joyeux un jour qu’il avait découvert, dans je ne sais plus quel verset, que Moise ou Abraham s’était livré au délassement d’un jeu dans lequel il voulait absolument reconnaitre le jeu des Échecs. Chez lui, tout était tabac, échecs et livres hébreux.

La sérénité de son existence ne s’affectait pas du présent, auquel suffisaient quelques leçons et ses soirées d’Échecs au Grand Cigar Divan. Il vivait de si peu. qu’il pouvait se croire, comme le sage de La Fontaine, possesseur de toutes choses. Quant à l’avenir, c’est dans son cher neveu qu’il l’avait placé tout entier. La mort ne l’effrayait pas ; mais il eût redouté de devenir infirme et incapable de continuer à se livrer à ses occupations favorites. Il est mort dans la nuit du 16 au 17 novembre, sans que le corps survécût à l’intelligence et sans souffrance, conformément à ses désirs. Deux heures avant sa mort, il avait eu une légère indisposition qui avait cédé au sommeil. Il ne s’est pas réveillé, et s’est éteint dans le calme de l’homme juste et bon qui n’a pas à redouter le Jugement dernier. 

 
Saint-Amant est donc allé à Londres en octobre 1850, peu de temps avant son grand voyage en Californie.
Il publiera d’ailleurs en 1854 un livre où il raconte ses aventures en Californie.
 

 Voyages en Californie et dans l’Orégon, par Saint-Amant

Je l’avais vu un mois auparavant, et ce vieil ami me quitta une larme dans l’œil, en me disant : « Si vous allez en Californie, nous ne nous reverrons plus : je suis trop vieux pour pouvoir me trainer jusqu’à votre retour. »
— Et moi, prophète malheureux, qui pour le consoler lui avais prédit cent ans !

Il n’était pas robuste de constitution, mais pourtant, à l’exception d’un catarrhe chronique, il était exempt d’infirmités. — Sa vie était si sobre et si régulière que, depuis trente ans que je le connaissais, je ne trouvais pas qu’il eût vieilli d’un jour. Il était de ceux qui prennent tout de suite leur vieille forme ; aussi, à quatre-vingts ans, était-il comme à cinquante.

Pour moi et ceux qui l’ont connu, il meurt accompagné de regrets sincères comme homme et comme joueur d’Échecs. C’est une grande perte pour l’Échiquier, dont il a été passionné et fanatique jusqu’à son dernier soupir. C’est en faisant une partie, c’est sur le champ de bataille, comme Turenne, qu’il eût dû trouver la mort. Les amateurs d’Échecs de France et d’Angleterre ont été dans l’obligation, après avoir soutenu pendant leur vie les grands professeurs d’Echecs par des souscriptions de toutes sortes, d’accomplir généralement un dernier devoir en leur donnant la sépulture par le même moyen. 

 
Le père Alexandre, vivant et mort, n’a rien demandé, rien , coûté, rien accepté. Il a vécu pauvre, mais se suffisant à lui-même et sans jamais avoir recours à la pieuse charité de la confraternité des amateurs d’Échecs. Si maintenant ils veulent placer, sur la tombe de cet homme de bien, une marque sympathique de souvenirs, cet hommage, purement volontaire, sera à la fois à la gloire et à l’honneur de celui qui n’est plus et de ceux qui, plus malheureux, n’ont pas encore accompli leur tâche en ce monde. 
 
SAINT-AMANT 

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