Malheureusement ce jeune et brillant maître, issu de la haute bourgeoisie russe, semble avoir péri dans un des innombrables massacres organisés par les soviets.
On fut longtemps sans nouvelles du jeu maitre Alekhine, alors qu’il était sous l’œil des barbares moscovites. Sa mort fut même annoncée. Il a enfin repris sa place parmi les civilisés. Le tournoi international de La Haye vient de se terminer par sa victoire, et ses derniers exploits montrent qu’il est de tailler à se mesurer avec le champion du monde.
Ce n’est pas la première fois qu’Alekhine se rend à Paris où il va s’y installer peu de temps après. Il s’était rendu au Café de la Régence en septembre 1913 après sa victoire au tournoi de Scheveningue aux Pays-Bas, puis à la mi-juillet 1914, alors qu’il est en route vers le tournoi de Mannheim en Allemagne. Nous étions alors à quelques jours du début de la première guerre mondiale.
Mais revenons à mars 1922. Le site Gallica a mis en ligne deux photos de cette époque. La première représente un Alekhine jeune. La photo a très probablement été prise au Palais-Royal. On reconnait les grilles caractéristiques qui entourent la galerie qui donne sur le jardin du Palais-Royal. Alekhine est souriant. Est-ce après son brillant résultat ?
Qui nous dira son nom véritable ? On lui doit bien ça !
Ainsi dans son édition du 15 mars 1922, Le Petit Parisien passe l’annonce suivante :
Échecs : de 3 à 7 heures, café de la Rotonde (Palais-Royal), douze parties simultanées à l’aveugle, par le jeune champion russe Blokhine (sic)
Les Joueurs d’Échecs
Dans le calme du Palais-Royal, d’où la vie bruyante semble s’éloigner tous les jours, les joueurs d’échecs ont élu domicile. Demain les paisibles habitués du café de la Rotonde seront témoins d’un match sensationnel et peu banal : un jeune champion russe, M. Alokine conduira simultanément douze parties, sans consulter les échiquiers, ceci constitue un tour de force qui dénote une rare mémoire et une faculté d’association d’idées peu normal.
Au dix-huitième siècle, Philidor joua ainsi trois parties; en 1858, à Birmingham, Paul Morphy en joua 8, ce record était battu depuis par Pillsbury, enfin le maitre Kostich atteignait dix il y a trois ans.
Voici un compte rendu, parmi d’autres, paru dans la presse parisienne, le journal L’Avenir du 16 mars 1922. A noter que j’ai corrigé les noms pour ne pas choquer le lecteur 🙂 Allikin en Alekhine, Pacablanca en Capablanca… Notez que le match Capablanca – Alekhine aura lieu 5 ans plus tard en 1927 à Buenos-Aires. L’auxiliaire de la simultanée est probablement Victor Kahn. Et il est intéressant de noter que le coups sont indiqués via la notation algébrique qui ne s’imposera en France qu’une dizaine d’années plus tard.
L’Avenir – 16 mars 1922 – Retronews – Une photo de mauvaise qualité hélas.
Il est, au Palais-Royal, un café dont les habitués aiment le silence du jardin qui les entoure. Si Camille Desmoulins revenait et qu’il montât sur une chaise pour lancer un nouveau cri de révolte. il ne réussirait pas à distraire ces messieurs de la pacifique stratégie à laquelle ils se livrent : ces messieurs jouent aux échecs, ils jouent à toutes les tables. Leurs parties sont très longues et quand l’heure de la fermeture les interrompt. elles sont reprises le lendemain au point où elles ont été laissées.
C’est dans ce café que M. Alekhine a joué, hier après-midi, douze parties à la fois. Ses adversaires lui ont chaudement disputé la victoire, mais ils avaient affaire à un joueur qui est digne de se mesurer avec le champion du monde. De nationalité russe, mais de physionomie nettement polonaise, M. Alekhine est né en 1893 :
— Dès l’âge de sept ans, nous a-t-il dit, j’appris les règles du noble jeu. À douze ans, on me donna le titre de « maitre » et je commençai bientôt à parcourir le monde pour lancer des défis. J’ai vaincu Tolstoï et Trotsky. Le fils de ce dernier ne pouvait me rendre que le cavalier. Je viens de sortir vainqueur de trois tournois internationaux et je me mesurerai, l’année prochaine à La Havane, avec Capablanca, champion du monde. Si les confidences vous intéresse, je puis encore vous dire que j’ai perdu mes immenses propriétés de Russie, mais que l’amour des échecs m’a consolé de ma ruine.
Douze échiquiers sont disposés sur deux rangs. Les douze partenaires prennent place. M. Alekhine s’assied dans un fauteuil et leur tourne le dos. Son auxiliaire, M. Kahn, ordonne :
— Apportez-lui son café !
Le maitre boit quelques gorgés et déclare qu’il est prêt. M. Kahn, dont le domaine est l’allée centrale réservée entre les deux rangées de partenaires, passe devant chaque échiquier et exécute les ordres algébriques que lui donne M. Alekhine :
— Première partie : e4-e4 ; deuxième partie : d2-d4 ; troisième partie : c2-c4…
Au deuxième tour, la lutte s’engage : M. Kahn fait connaitre à M. Alekhine, toujours par la méthode algébrique, le jeu de chaque adversaire, et il exécute aussitôt la réplique que le maitre lui dicte après quelques secondes de réflexion.
Déjà les spectateurs commencent à admirer la prodigieuse mémoire de M. Alekhine, qui est capable de se rappeler dans le même temps douze parties et de voir avec l’œil du cerveau douze échiquiers auxquels il tourne le dos. Peu à peu l’on cesse de s’étonner de ce prodige pour admirer surtout le jeu, les douze jeux du virtuose. Parfois, il réfléchit plus longuement, flairant les desseins d’un adversaire particulièrement dangereux ; puis, d’une voix sûre et forte, il lance un ordre :
— Fou b5
— Fou prend cavalier !
Mais peu à peu ces indifférents se lassent tenter par l’appât d’un spectacle si rare, et ils se pressent autour des douze tables qui leur semblent en cette minute infiniment plus précieuses que les douze tables des lois romaines…
Ils oublient que le diner les attend : il est sept heures du soir, le match est commencé depuis quatre heures de l’après-midi. M. Alekhine a déjà battu deux de ses adversaires, il ne lui reste plus que dix victoires à remporter !
Mais, à partir de ce moment, les évènements se précipitent. Une heure après, exactement à 8h10, le champion avait gagné 11 parties et la dernière était déclarée nulle. Admirable !
Un dessin humoristique de circonstance est également publié dans le journal Excelsior du 19 mars 1922
Excelsior – 9 avril 1922 – Retronews
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