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Une fête en l’honneur du nouveau champion du Monde d’échecs

Alexandre Alekhine devient le 4ème champion du Monde d’échecs en fin d’année 1927 en battant Capablanca.Un match de légende pour le jeu d’échecs, et un match qui n’aura hélas jamais de revanche.
C’est d’ailleurs durant ce championnat du Monde à Buenos Aires en Argentine, qu’Alekhine obtiendra la nationalité Française, le 5 novembre 1927.
A la fin du mois de janvier 1928, il revient à Paris, et il est accueilli par la communauté Russe de Paris, tous des réfugiés de la révolution Russe de 1917.
 
Le Matin – 28 janvier 1928 – Retronews
 
Et c’est cette même communauté Russe de Paris qui organise une grande fête en son honneur, quelques jours plus tard, le samedi 4 février 1928, dans les locaux du journal « La Russie Illustrée ». Il faut noter que la Fédération Française des Échecs organisera le 12 février un banquet en l’honneur du nouveau champion du Monde. Gaston Legrain précise dans L’Action Française du 13 février 1928 : « Malgré l’organisation hâtive, jamais aussi nombreuse assemblée d’amis des échecs n’a été réunie. ».
 

L’Action Française – 13 février 1928 – Retronews

 
Le journal La Russie Illustrée a consacré plusieurs pages à la rencontre de la diaspora Russe avec Alekhine. En voici la traduction du Russe.
Ne manquez pas de lire les dures paroles d’Alekhine au sujet de Capablanca, ce qui entre autres a sans doute influencé leur mauvaise relation par la suite.
 
A noter que les archives du journal La Russie Illustrée proviennent du site https://librarium.fr/ru/magazines
 

La Russie Illustrée – 11 février 1928 

 
Comment j’ai battu Capablanca ?
Par A. Alekhine pour la « La Russie Illustrée »
Très peu de temps s’est écoulé depuis la fin du match du championnat du monde – et j’ai dû donner à plusieurs reprises une réponse à la question, qui reflétait l’attitude de la grande majorité des fans d’échecs et des personnes complètement étrangères à notre art et au côté sportif du match.
– Comment (c’est-à-dire, pourquoi) avez-vous battu Capablanca ?
 
– Je pense qu’il ne peut y avoir qu’une seule explication à ma victoire, qui dans sa simplicité me rappelle une des « Vérités » de M. de la Palisse, à savoir que j’ai simplement mieux joué que Capablanca à Buenos Aires à la fin de l’année 1927…
On peut, bien sûr, spéculer sur la question de savoir si mon adversaire était au mieux de sa forme (bien qu’il ait déclaré urbi et orbi avant le match lui-même qu’il se sentait très bien et qu’il était tout à fait apte au combat) et s’il trouverait de nouvelles forces pour la revanche qu’il espérait organiser en 1929. Malgré une très haute opinion de la classe de mon adversaire et une appréciation tout aussi haute de son don purement intuitif et de son style classique, je crois que Capablanca en 1929 différera très peu de Capablanca en 1927, tout aussi peu que ce dernier différait du vainqueur de 1921, Lasker, à La Havane.
Je pense que c’est parce que deux mois et demi de contact quotidien avec le « genio latino » cubain ne peuvent que renforcer définitivement l’opinion que j’ai de lui, qui a commencé à se dessiner dès les jours mémorables du tournoi de Saint-Pétersbourg en 1914 : les défauts échiquéens de Capablanca, certes légers, étaient alors difficilement exploitables pour moi, mais indissociables de sa personnalité car ils se situaient dans un lien organique trop étroit avec ses défauts humains, trop humains….
Mais si Capablanca ne jouait pas plus mal qu’avant, pourquoi nos résultats précédents ressemblaient-ils si peu à ce qui s’est passé dans ce match ? Oui, probablement principalement parce que pour la première fois dans ma carrière échiquéenne, je me trouvais à Buenos Aires face à une opportunité réelle, unique, d’un accomplissement sportif supérieur et… J’ai joué comme je ne l’avais jamais fait de ma vie.
 
Les résultats du match, outre ma satisfaction personnelle, m’ont procuré une double joie : – Tout d’abord, la conscience d’avoir réussi à débarrasser le monde des échecs de sa fascination néfaste, de l’hypnose de masse dans laquelle il était maintenu par un homme qui n’aimait pas son art et qui était récemment devenu un prédicateur de son inutilité et de sa quasi-extinction ; Ensuite, de la conviction que le fait de ma victoire, qui semblait si improbable, rappellerait à beaucoup de gens, et en particulier à ceux qui en avaient le plus besoin à l’heure actuelle, que dans tous les autres domaines de la vie, tôt ou tard, l’imprévisible et apparemment l’impossible se réalise, ce qui transforme souvent les rêves les plus courageux en réalité…
 

La reine (de beauté) de la colonie Russe de Paris, Nika Severskaya, offre au Roi des échecs, A.A.Alekhine, un bouquet de fleurs.
 

Le 4 février, les éditeurs de la « Russie illustrée » ont honoré parmi leurs plus proches amis et collègues le nouveau roi des échecs Alexandre A. Alekhine, qui venait d’arriver d’Amérique du Sud. Le champion du monde Russe a été accueilli par la fine fleur de la société et de la littérature russe. Il y avait A. S. et P. N. Milioukov, V. A. Maklakov, V. L. Burtsev, A. I. Kouprine, N. A. Teffi, M. A. Aldanov, le maestro O. S. Bernstein, Eugene A. Znosko-Borovsky, V. L. Bienstock, secrétaire général de la presse étrangère à Paris, M. Paul Landovsky, Valentin Goryansky, Art. Boue, Z. V. Mironova, A. V. Roumanov, la reine de la colonie russe de Paris, Nika Severskaya. D. L. Glikberg, I. O. et S. M. Pisarevsky, le personnel et les amis du magazine.
Le champion du monde, Alexander Alekhine, arrivé avec sa femme, fut accueilli par une longue ovation.
M. P. Mironov, rédacteur en chef de « La Russie illustrée », a commencé les salutations officielles en levant son verre à la grandeur du génie Russe. Dans son toast, M. P. Mironov a noté que dans le monde entier, dans tous les domaines, le nom Russe est célébré par un certain nombre de brillants représentants de l’art et de la science, et ce n’est pas un hasard si presque tous sont en exil. Avec sa victoire, Alekhine a écrit une nouvelle page de la brillante histoire des succès Russes. Puis P. N. Milioukov a pris la parole, déclarant que la victoire d’Alekhine mettait en évidence un trait de caractère qui a toujours fait défaut à la nouvelle génération de la société Russe et à son génie : la fermeté du caractère, la capacité à lutter et à atteindre son objectif non seulement par l’inspiration et l’intuition, mais aussi par un dur travail sur soi-même. P. N. Milyukov voit ces traits dans Alekhine et les salue.
О. S. Bernstein, parlant en tant que joueur d’échecs, a noté la joie profonde que la victoire de l’artiste et penseur Alekhine sur le sportif Capablanca devrait apporter à tous les amoureux du jeu.
Alekhine, qui a répondu aux salutations, a parlé des sentiments qu’il avait ressentis pendant le match. Là-bas, à Buenos Aires, il n’arrêtait pas de recevoir des lettres des gens Russes, lui faisant part en termes touchants de leurs espoirs. En plus de la grande satisfaction de la victoire elle-même, cela lui donnait une grande joie de savoir que son triomphe apporterait un peu de bonheur à ceux qui se souciaient de la gloire du nom Russe. 
Les célébrations ont été cordiales et sincères, et se sont terminées par un tournoi burlesque entre le champion et les personnes présentes.
 
L. Vitaline
 
Célébration d’ A. A. Alekhine
Dans le local de la rédaction de la « Russie Illustrée » autour d’une tasse de thé

1.    Vassili Maklakov – Avocat
2.    Vladimir Bourtzeff 
3.    D. L. Glikberg    
4.    Jean Mad – Graphiste
5.    Alexandre Kouprine – Ecrivain
6.    Arcady Roumanoff  – Grand-pére par adoption d’Anne Roumanoff, célèbre humoriste et comédienne Française contemporaine
7.    Pavel Milioukov 
8.    A. S. Milioukova
9.    M. P. Mironov  – Rédacteur de la « Russie illustrée »
10.    Alexandre Alekhine
11.    Madame Alekhine
12.    Irina (Ida) Pisarevskaya – Peintre
13.    Mark Aldanov – Ecrivain
14.    V. Bienstok – Que j’ai déjà évoqué à l’occasion d’une simultanée de Capablanca à Paris en 1919
15.    Ossip Bernstein 
16.    S. Pisarevsky
17.    E. Khokhlov
18.    N. A. Teffi – Ecrivaine

L’article se poursuit avec quelques parties improvisées et quelques photos.
 

Photo numéro 1

 
L’idée d’organiser ce tournoi revient à N.A.Teffi
– À mon avis, dit notre talentueuse écrivaine, jouer aux échecs c’est de la broutille. Il suffit d’apprendre à faire les bons coups… Et alors l’adversaire lui-même se rendra…
 – Pas tout à fait, Nadezhda Alexandrovna, – M.A. Aldanov l’a corrigée. -Il faut apprendre à ne pas faire de mauvais coups, et alors la partie nulle est assurée. Un match nul est une demi-victoire…
 – …Et deux nuls sont une victoire », a déclaré V. L. Bienstock, avec raison.
 – Messieurs, – N.A.Teffi insista dans son idée. – Je me demande si nous ne devrions pas organiser un petit tournoi. Il y aura de quoi se vanter : j’ai joué, comme on dit, avec le champion du monde lui-même… L’offre a été acceptée.
Le tournoi a été ouvert par son initiatrice N.A.Teffi (voir la photo n° 1). Après le premier coup d’Alekhine avec les blancs, N.A. a joué la Dame…
Alekhine n’en croyait pas ses yeux.
 – Mais… Désolé, vous ne pouvez pas commencer comme ça, – a-t-il objecté, – embarrassé. – Ce n’est pas dans les règles…
C’est à ce moment-là qu’il est apparu clairement que, bien qu’elle avait tout à fait raison d’un point de vue théorique – il est nécessaire d’apprendre à faire les bons coups – N.A. Teffi avait complètement négligé le fait qu’elle n’avait toujours pas appris les règles, et qu’elle ne savait pas du tout jouer aux échecs.
Le second partenaire du champion du monde, M. A. Aldanov, a agi avec sagesse. Il se plongea dans l’échiquier et réfléchit… pendant vingt-trois minutes pour faire son premier coup.
L’arbitre épuisé de cette partie, M. P. Mironov, n’en pouvait plus et s’est assoupi (voir la photo n° 2). Alekhine a toussé timidement.
 – Excusez-moi, Mark Aleksandrovich…. a-t-il dit, – mais nous n’allons pas finir…
 – Et donc, dit M. A. Aldanov, en le regardant d’un air narquois. Si vous ne me battez pas, ce sera un match nul…
– Et « deux nuls, c’est une victoire », rappela encore une fois V. L. Bienstock.
La partie a été ajournée après deux coups. 
 

Photo numéro 2
 

Photo numéro 3
 

L’adversaire le plus fort était P.N. Milioukov (voir la photo n°3). Malgré les efforts du champion du monde de repousser le dénouement tragique, P.N.Milioukov ne put tenir au-delà du 34è coup.
 
Quand est venu le tour du Maestro O.S.Bernstein, c’est E. A. Znosko-Borovsky qui prit la place de l’arbitre (voir photo № 4). Les trois maîtres d’échecs se sont regardés en silence pendant un long moment, apparemment profondément secoués par tout ce qui s’était passé.
La situation a été sauvée par cette même N.A. Teffi.
 – Elle a dit : « quelle étrange idée d’organiser des tournois d’échecs ». – Ce serait mieux si Alexandre Alexandrovitch (Alekhine) nous parlait de l’Argentine.
Le tournoi était alors terminé.
 
Photo numéro 4
Alekhine avec Znosko-Borovsky et Bernstein

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