Denis Diderot, par Louis-Michel Van Loo, 1767
La Grande Revue, juin 1929, pages 538 et 539 – Source Gallica
Dimanche (Paris, 25 octobre 1762)
(…) Je les laissai tous là sur le soir, et j’allai au Palais-Royal chez le Montamy pour savoir où notre affaire en était. Il n’y avait personne. Je me rabattis au café de la Régence. C’est le rendez-vous des joueurs d’échecs de la grande classe. J’y trouvai toutes les têtes partagées sur un coup bizarre que voici.
Au milieu d’une partie, un des joueurs s’aperçoit que le roi de son adversaire était en échec, et peut-être depuis plusieurs coups. Il profite de la circonstance pour donner échec à la dame. Celui dont la dame est attaquée, veut la retirer. Mais son adversaire l’arrête et lui dit : ôtez votre roi d’échec.
Il s’agissait de savoir si la dame était de bonne prise. Le marquis de Légal, l’oracle au jeu, répondit que oui, parce que le roi ne peut jamais demeurer échec, par la loi du jeu, et qu’il pouvait y avoir également de la mauvaise foi dans l’un et l’autre joueur, l’un en mettant son roi en échec, sans que l’autre s’en aperçût ; l’autre en donnant échec au roi, sans en avertir.
Quelques jours auparavant, il avait prononcé une autre sentence qu’il faut que je vous rapporte pour la justesse d’esprit qu’elle montre et pour la condescendance singulière du joueur condamné. La partie était très intéressée. Vous savez que pièce touchée, pièce jouée. Un des joueurs touche un cavalier, ou du moins son adversaire le prétend. On en appelle à deux spectateurs, dont l’un dit que la pièce a été touchée, et qu’il l’a vu ; l’autre qu’il n’a point vu cela. Le marquis de Légal interrogé dit, que la pièce ait été touchée ou non, il faut la jouer. Un homme qui a vu est mille fois plus croyable qu’un homme qui n’a pas vu ; car il n’y a qu’une façon de voir une chose qui est, et il y en a mille de ne la pas voir. Cela est juste ; mais n’est-il pas étonnant qu’un homme consente à perdre vingt louis là-dessus ?
Je vous demande mille pardons de ces niaiseries ; mais où est la chose frivole qui ne puisse pas vous inspirer quelques réflexions solides ? Un homme donne un cavalier à un autre. Dans la chaleur du jeu, l’un oublie de prendre son avantage et ne s’aperçoit qu’au vingtième coup que son adversaire a ses deux cavaliers ; le marquis prononce qu’il faut achever la partie, que le joueur le plus faible pourra gagner, mais qu’il ne pourra perdre. La loi, selon lui, dans les cas douteux doit toujours être contre celui qui peut avoir été de mauvaise foi.(…)
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