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Paul Morphy à Paris

Il y a environ deux semaines j’ai été contacté par Adam Whitaker (Missouri, USA) qui réalise un reportage au sujet de Paul Morphy. Il cherchait quelqu’un en France pour répondre à une dizaine de questions au sujet du séjour de Paul Morphy à Paris de septembre 1858 à avril 1859.
J’ai déjà publié sur ce blog plusieurs articles au sujet de Paul Morphy, et les questions abordées étaient une bonne synthèse de son séjour à Paris.
Afin de préparer l’entrevue, qui a eu lieu il y a quelques jours, j’ai rédigé mes réponses par écrit.
C’est l’objet de cet article.

Paul Morphy

Si tout se passe bien, le reportage sur Paul Morphy devrait être prêt au mois de mai 2022, d’après ce que m’a dit Adam Whitaker. Je partagerai ce reportage sur ce blog dès qu’il sera disponible.
 
Préambule

Plusieurs sources sont utilisées pour répondre aux différentes questions de ce questionnaire.
Tout d’abord, deux livres incontournables au sujet de Morphy :

•    Paul Morphy, The Chess champion – 1859 par Fréderick Edge, secrétaire de Paul Morphy.
à noter que les chapitres 7 à 16 sont consacrés à sa première visite à Paris en fin d’année 1858 et début 1859.
•    The Pride and Sorrow of Chess – David Lawson 1976. A ma connaissance non disponible sur internet.
Ces deux livres ont été traduits de l’anglais en français par Gilles David, qui les a enrichi avec des annexes passionnantes.

•    A ces deux livres j’ajoute la presse française de l’époque, très riche de contenu au sujet de la visite de Paul Morphy à Paris, que j’ai consultée personnellement.

1. Quelle opinion les joueurs d’échecs français avaient-ils de Morphy avant son arrivée en France ? Morphy avait-il des liens familiaux avec la France ?

Rappelons d’abord que les échecs ont été dominés par les Français pendant presqu’un siècle avec Philidor puis Deschapelles et enfin La Bourdonnais. Saint-Amant perd un match contre l’anglais Staunton en fin d’année 1843, ce qui marque la fin de la suprématie Française.

A ma connaissance, la première mention du nom de Morphy en France, en lien avec le jeu d’échecs, date de décembre 1841 dans la revue Le Palamède de Saint-Amant. Cela fait un an que son fondateur, La Bourdonnais, est décédé. Et Saint-Amant a décidé de relancer la publication de la revue d’échecs Le Palamède. Parmi les correspondants à l’étranger du Palamède apparait le nom d’Ernest Morphy, l’oncle de Paul Morphy. Ce dernier n’a alors même pas 4 ans.

Au début de l’année 1851, la revue La Régence publie un courrier en provenance de la Nouvelle-Orléans datant de la fin de l’année 1849, de la part d’Ernest Morphy. Paul Morphy a 12 ans en 1849 et son niveau de jeu est déjà stupéfiant. Ce courrier d’Ernest Morphy est accompagné de la brillante partie Paul Morphy / Eugène Rousseau, un français émigré à la Nouvelle-Orléans et réputé pour y être le plus fort joueur d’échecs de cette époque.

Ensuite, Morphy fait à nouveau parler de lui suite à sa nette victoire au 1er « American Chess Congress » en 1857 à New-York. Au début de l’année 1858, Saint-Amant, chroniqueur d’échecs pour le journal Le Sport, parle de lui avec le surnom « le jeune Philidor »

Le Sport – 3 février 1858 – Saint-Amant cite Paul Morplig (sic) « Le jeune Philidor »
 

Le Sport – 17 février 1858 – Saint-Amant annonce la visite probable de Morphy en Europe.

Dans tous les articles où Saint-Amant parle de Morphy, c’est toujours avec émerveillement, et en faisant un parallèle avec Philidor.

Après ses exploits à Londres durant l’été 1858, Paul Morphy est attendu avec enthousiasme à Paris. D’autant plus que la vedette d’alors au Café de la Régence n’est pas français et se nommé Daniel Harrwitz, né en Prusse. La France a perdu le « sceptre des échecs » en 1843 avec la défaite de Saint-Amant face à Staunton, et le fait que la mère de Morphy soit d’origine française lui attire toutes les sympathies, sans oublier qu’il parle un français impeccable. Certains voient même en lui le nouveau champion Français.

Les liens familiaux avec la France.

Le contrat de mariage du 20 février 1829 des parents de Paul Morphy (cité dans le livre de David Lawson – 1976) indique le nom de sa mère Louise Thérèse Félicité Thelcide Le Carpentier (née à la Nouvelle-Orléans) et ses parents Joseph Essaü Le Carpentier et Madame Modeste Blache.

Je dois avouer mon ignorance au sujet des grands parents d’origines françaises de Paul Morphy, et j’ignore si à l’époque, quand il arrive en septembre 1858, s’il a de la famille en France, et si oui dans quelle région ?!
C’est très probable qu’il ait toujours de la famille éloignée à l’époque, mais je l’ignore à ce jour et je ne sais pas si des recherches généalogiques ont été faites à ce sujet.

2. Qui étaient alors les joueurs français les plus forts ? Morphy les a-t-il joués et a-t-il gagné ?

En 1858, depuis plus d’un siècle, le centre des échecs en France est le Café de la Régence. L’ancien café de la Régence (celui de Philidor, Deschapelles, La Bourdonnais) est démoli en 1853 (suite aux grands travaux d’Haussmann dans Paris sous Napoléon III), et le nouveau café de la Régence est construit deux cents mètres plus loin. C’est donc là que se trouvent les plus forts joueurs d’échecs en France.

Rappelons qu’en 1762, dans son livre « Le neveu de Rameau », le philosophe Denis Diderot écrit :
Paris est l’endroit du monde, et le café de la Régence est l’endroit de Paris où l’on joue le mieux à ce jeu.

En 1858, les plus forts joueurs français sont probablement Jules Arnous de Rivière, Paul Journoud et Jean-Adolphe Laroche, mais ils manquent de notoriété internationale. Pour la petite histoire Jules Arnous de Rivière est un ancêtre du premier ministre britannique actuel Boris Johnson.

Mais en fait ce n’est pas pour les joueurs français que Paul Morphy vient à Paris à mon avis. Il vient à Paris bien évidemment car le Café de la Régence est le sanctuaire du jeu d’échecs connu dans le monde entier, mais surtout pour se mesurer avec un des rares joueurs professionnels de l’époque, le prussien Daniel Harrwitz, élève d’Anderssen. 

Daniel Harrwitz

Initialement Harrwitz s’était installé à Londres, mais la concurrence et l’inimitié de Staunton à son égard était devenu trop forte. Il quitte l’Angleterre en 1855, retourne en Prusse pour finalement venir s’installer à Paris comme professeur d’échecs à l’été 1856 dans le nouveau Café de la Régence. En fin d’année 1856, il bat nettement (+5 -2) Jules Arnous de Rivière. Harrwitz est alors clairement le plus fort joueur de la Régence.
Le score de Paul Morphy
Le journal La Presse récapitule le palmarès de Paul Morphy en Europe (Londres et Paris) dans son numéro du 18 juin 1859. Je n’ai pas le détail du score de Morphy, mais celui-ci est très probablement positif contre tous ses adversaires. Pour les parties jouées « à but » c’est-à-dire sans handicap, son score est +117=13-19 soit un pourcentage de victoire de 78% !

La Presse – 18 juin 1859

3. Harrwitz a-t-il été le premier adversaire de Morphy en France ? Pouvez vous me parler du match ?

Frederick Edge décrit très bien les premières rencontres de Morphy à la Régence. Harrwitz n’est pas encore là (il est alors à Valencienne dans le nord de la France) mais devrait arriver dans les prochains jours. Morphy joue alors quelques parties informelles.

Le premier nommé des gentlemans (Monsieur Lécrivain), à la demande générale, s’offrit lui-même comme le sacrifice initial, acceptant l’avantage d’un pion et de deux coups, et réussi à remporter deux parties sur les six ou sept qu’il joua avec Morphy. Alors M.Rivière arriva et fit le coup, joua une Ruy Lopez, qui se termina en partie nulle ; par la suite il fut suivi par M.Journoud, qui, bien qu’il soit un des meilleurs joueurs Français, échoua à remporter une victoire. Morphy avait posé ses marques, et tout le monde attendait l’arrivée de Herr Harrwitz qu’ils espéraient voir s’amuser.

Edge donne ensuite des détails intéressants sur les habitudes d’Harrwitz. Il explique que celui-ci arrive au Café de la Régence immédiatement après s’être levé tard dans la matinée. Puis, suivant un rituel bien établi, il ne s’arrête de jouer aux échecs que pour le dîner, et retourne se coucher. Ses adversaires sont en général les visiteurs du café et non les habitués. En effet Harrwitz rechigne à donner un trop grand avantage matériel à ses adversaires. Il ne concède par exemple à ne donner que l’avantage du pion et du trait contre des adversaires à qui il peut facilement donner l’avantage d’un pion et deux traits voire l’avantage d’un Cavalier. Ceci lui permet de gagner de l’argent facilement et n’est en fin de compte pas très apprécié des habitués du café.

Il faut noter que lors de leur première rencontre, avant le match, Harrwitz remporte une partie légère contre Morphy, ce qui le met en confiance.

Les deux joueurs conviennent que la victoire reviendra au premier gagnant sept parties. Le rythme de jeu doit être de 4 parties par semaine, et à la demande expresse d’Harrwitz les parties se joueront dans un espace public du café de la Régence.

Les journaux indiquent jusqu’à une centaine de spectateurs par partie et des paris importants !
Morphy perd les deux premières parties. Harrwitz fanfaronne. Edge explique que Morphy profite de la vie parisienne et ne se couche pas avant 4 heures du matin ! Edge lui conseille alors de changer de rythme et de se coucher à minuit au plus tard. Morphy ne perdra plus aucun partie après avoir appliqué ce conseil.

Après la 6ème partie (où le score est de 4 à 2 pour Morphy, Harrwitz ne se présente pas. Il indique être indisposé. C’est alors que Morphy propose d’organiser la simultanée à l’aveugle contre 8 adversaires (ce point sera abordé plus loin) pour le lundi 27 septembre 1858.

Le match contre Harrwitz reprend deux jours après la simultanée. Mais cette fois-ci au 1er étage du Café de la Régence à la demande d’Harrwitz qui ne veut plus de spectateurs. Morphy, fiévreux (il a pris froid) n’arrive pas à remporter une partie gagnante, mais il remporte la partie suivante. Le score est alors de 5,5 à 2,5.
Morphy reçoit alors un message d’Harrwitz lui annonçant son abandon du match pour des raisons de santé.

A noter que Morphy refuse de récupérer la mise de 295 francs, enjeu du match, et utilisera finalement cet argent pour payer les frais de déplacement du champion allemand Anderssen à Paris. Une attitude chevaleresque de Morphy très appréciée notamment par Saint-Amant.

4. Pouvez vous me parler de la culture des Cafés en France et le rôle que les cafés ont joué pour les échecs ?

Le lieu appelé « Café » apparait à la fin du XVIIème siècle à Paris du fait de la nouvelle boisson qui lui donne son nom et qui nécessite un endroit spécifique pour le déguster et valoriser ainsi cette boisson exotique.
C’est dans ce nouveau lieu d’échange qu’émerge le jeu d’échecs dans les cafés au début du XVIIIe siècle en France. La plus ancienne mention, trouvée à ce jour, du jeu d’échecs dans les cafés date de 1718 avec le livre « Séjour de Paris » de l’allemand Joachim-Christoph Nemeitz.
Chaque café se spécialise tout au long du XVIIIe siècle. Le Café de la Régence pour les échecs, le Café Manoury pour le jeu de Dames, puis tel Café pour tel courant politique etc.

J’ai déjà cité Diderot et le neveu de Rameau en 1762 au sujet du Café de la Régence.

En fait il n’existe pas de lieu de rencontre ouvert au public autre que les cafés pendant de nombreuses années en France. Et il est possible de rester oisif dans un café pendant plusieurs heures. Bref le jeu d’échecs en France est intimement lié aux cafés. C’est la même situation dans beaucoup de pays d’Europe.

Ce lien dure encore longtemps, et la consultation de la revue « L’échiquier de Paris » montre que la plupart des cercles d’échecs parisiens sont toujours dans des cafés après la Deuxième Guerre mondiale. La situation est la même en province. Il suffit de consulter le « Journal Officiel de la République Française » pour voir que le siège social des cercles d’échecs provinciaux et parisiens se trouve la plupart du temps toujours dans des cafés au cours des années 1950 et 1960.

 
Journal officiel de la République Française – 8 janvier 1949
Création d’un cercle d’échecs à Rochefort-sur-Mer dans un Café.
 
Journal officiel de la République Française – 6 mars 1949

Création d’un cercle d’échecs à Montluçon dans un Café.

Bien sûr il existe plusieurs tentatives pour créer des lieux privés, à l’image des clubs anglais, pour jouer aux échecs en dehors de ces lieux bruyants que sont les cafés.
La première expérience date de 1777 avec le « Salon des échecs » au-dessus … du Café de Foy ! Plusieurs cercles d’échecs auront une courte durée de vie à plusieurs reprises au-dessus du Café de la Régence (au 1er étage). C’est là qu’en 1843 aura lieu le fameux match entre Saint-Amant et Staunton.
Mais l’expérience la plus durable sera avec Samuel Rosenthal à la fin du XIXe siècle entre 1884 et 1902, au Grand Cercle de Paris.

5. Pouvez-vous me parler des évènements organisés par Morphy (jeu à l’aveugle, simultanée). Pouvez-vous me dire comment il a été acclamé ?

Paul Morphy donne une seule exhibition à l’aveugle et une donc une seule simultanée, le lundi 27 septembre 1858 à la Régence. Voir ici le détail de l’évènement – 1ère Partie2ème PartieAprès la simultanée

Le propriétaire des lieux est très enthousiaste à l’idée de cet évènement et il sacrifie la salle de billard, comme c’est visible sur la gravure du Monde Illustré. La presse parisienne annonce le début de l’événement pour midi, mais dès 11 heures une foule considérable se presse dans et autour du Café de la Régence. Les 8 adversaires de Morphy sont de très bon niveau. C’est Jules Arnous de Rivière qui est désigné pour indiquer les coups effectués. Morphy remporte 6 parties et 2 parties se terminent par la nulle. 

 
Le Monde Illustré – 16 octobre 1858
La simultanée se termine après 10 heures de jeu, et c’est alors que commence une scène unique. Morphy se lève et semble aussi frais qu’avant le début de la simultanée. Il n’a rien mangé ni rien bu et en fait n’a jamais quitté sa place. Les spectateurs anglais et américains présents lancent les premiers des acclamations, suivis par l’assistance toute entière. Plusieurs personnes souhaitent porter Morphy en triomphe sur leurs épaules.

Mais la foule est à ce moment si dense dans le café de la Régence qu’ils doivent renoncer à leur projet. Tout le monde souhaite serrer la main du héros si bien qu’il lui faut une demi-heure pour quitter le café. Un américain bien connu à Paris, Thomas Bryan se trouve d’un côté de Morphy, Monsieur Arnous de Rivière de l’autre côté, tandis que « le père Morel » ouvre le chemin dans la foule, le secrétaire de Morphy, F. Edge, restant à leur côté. Ce petit groupe prend ensuite la direction de la place du Palais-Royal parmi une foule qui ne cesse de grandir, attirée par cet évènement si exceptionnel.

Des sergents de ville et des soldats arrivent de la caserne de la garde impériale des Tuileries pour déterminer l’origine de cette foule et surtout savoir si une nouvelle Révolution n’est pas en marche. Rappelons que la place du Palais-Royal fut le lieu de très violents combats que ce soit en 1830 et en 1848, et nous ne sommes que 10 ans après la Révolution de 1848…

Le petit groupe parvient à se réfugier dans le Restaurant de Foy, puis s’engouffre dans un salon privé du premier étage. Le gérant est néanmoins particulièrement inquiet de la présence d’une telle foule devant son établissement. Après avoir soupé, Morphy sort du restaurant par une rue à l’arrière du restaurant afin d’éviter la foule encore très nombreuse qui occupe la place du Palais-Royal.

6. Pouvez-vous raconter l’histoire de la partie de l’Opera ? (Où c’était, qui était présent, ses adversaires, etc.) Pourquoi est-ce une partie si importante dans l’histoire des échecs ?

La partie de Morphy arrive dans un contexte particulier. Le match contre Harrwitz est terminé, et Anderssen ne peut arriver que pour la fin de l’année 1858. En effet il est professeur de mathématiques à Breslau (actuellement Wroclaw en Pologne) et ne peut jouer aux échecs que durant ses congés.

Dans le journal Le Sport, Saint-Amant écrit que Morphy représente ce que souhaite Paris depuis longtemps, à savoir un héros ! En attendant l’arrivée d’Anderssen, Paul Morphy se distrait. Il est invité par beaucoup de personnes de la haute société parisienne qui souhaitent jouer aux échecs avec lui. Et la plus célèbre de ses invitations officielles est sans aucun doute celle du Duc de Brunswick, fanatique du jeu d’échecs.

Morphy et Edge sont ses invités dans sa loge de l’Opéra Italien où le duc a fait installer un échiquier permanent pour jouer durant les spectacles. C’est probablement lors de leur première invitation qu’est jouée la fameuse partie et qui a été reproduite des milliers de fois. Edge précise que seule la musique pouvait faire oublier les échecs à Morphy et que ce jour-là se jouait l’opéra La Norma de Vincenzo Bellini.

Quelques mots sur le Duc de Brunswick : il arrive à Paris en 1851 et fuit à Genève en 1870 au moment de la guerre entre la France et l’Allemagne. A Paris il est un des hommes les plus riches et les plus excentriques. Il dispose d’une loge à l’opéra italien de Paris et y fait installer un échiquier précieux, véritable œuvre d’art. Un an avant la partie de Morphy, il provoque un scandale en poussant des cris au sujet d’une partie qu’il joue lors d’un opéra. Ceci provoquera un procès en diffamation contre un journaliste qui se moquera de lui. Mais c’est probablement sur cet échiquier que Morphy jouera. Où se trouve cet échiquier ?

 

L’opéra italien de Paris, la salle Ventadour, vers 1840.

La date de la fameuse partie de l’Opéra n’est pas connue exactement. On sait juste que c’était fin octobre. A ce moment là l’Opéra Italien de Paris jouait La Norma de Vincenzo Bellini (comme l’indique Frederick Edge dans son livre écrit en 1859). Les dates possibles sont le 21, 23, 26 ou 30 octobre.

A ce sujet je ne comprends pas pourquoi David Lawson, dans son livre, parle du Barbier de Séville en date du 2 novembre 1858. La source n’est pas indiquée dans son livre. J’ai cherché sans succès. Par exemple dans le recueil de parties de Morphy en Europe publié en 1859 par Jean Préti, la partie est présente, mais sans le lieu ni les adversaires de Morphy, mais en indiquant simplement « deux amateurs ».

Pour le lieu, il n’y a de toute façon aucun doute, c’est l’Opéra Italien de Paris, connu sous le nom de Salle Ventadour. Ce n’est certainement pas à l’Opéra Garnier qui a été inauguré en 1875, soit 18 ans plus tard, ni la salle Le Peletier. La salle Ventadour existe toujours, elle contient divers services sociaux de la Banque de France, dont sa cantine.

Cette partie est très spectaculaire et montre l’importance de l’avantage de développement. Et elle a été reproduite à l’infini dans presque tous les manuels d’échecs.

7. Pouvez-vous présenter Adolf Anderssen aux spectateurs ? Était-il le plus fort joueur d’Europe depuis la semi-retraite de Staunton ?

Adolf Anderssen, allemand d’origine, est le grand vainqueur du premier tournoi international d’échecs à Londres en 1851 à l’occasion de l’exposition universelle. Il marque la fin de la relative suprématie d’Howard Staunton. 

 
Adolf Anderssen
 
Il bat Harrwitz lors du premier tour du tournoi de Manchester en 1857 et même s’il ne remporte pas le tournoi il reste probablement le plus fort joueur européen de l’époque, même s’il ne s’est jamais considéré comme un joueur d’échecs professionnel.

En 1858 il a 40 ans quand il fait face à Morphy, et il rencontrera de nombreux succès aux échecs jusqu’à la fin de sa vie en 1879 à l’âge de 60 ans. 

Lettre manuscrite en français de Paul Morphy datée du 8 octobre 1858, publiée dans la revue La Stratégie en août 1884. Il invite Adolf Anderssen à Paris.
 
Il reste dans les mémoires comme un redoutable joueur d’attaque, avec la partie « immortelle » contre Lionel Kieseritzky à Londres en 1851 et la « toujours jeune » (evergreen game) remportée contre Jean Dufresne en 1852. Deux chefs-d’œuvre de l’attaque.

8. Pouvez-vous me parler du match de Morphy avec Anderssen ?

Morphy souhaite initialement être de retour en Amérique avant Noël, mais Edge insiste en disant qu’un voyage en Europe serait insignifiant s’il n’avait pas rencontré le vainqueur du tournoi international de Londres 1851. De plus, un médecin lui conseille de se rétablir complétement avant d’envisager le voyage de retour en Amérique. Et c’est ainsi que Morphy finit par céder et déclare qu’il passera l’hiver à Paris.

Ainsi, c’est à l’hôtel de Breteuil, 1 rue du Dauphin (actuelle rue Saint-Roch), pratiquement en face du Palais des Tuileries, que loge Morphy et Edge. C’est de cette adresse qu’il rédige son invitation à Anderssen le 8 octobre 1858. Morphy a refusé de venir en Allemagne, mais il se propose d’offrir le voyage à Anderssen (voir ci-dessus).

Dès son arrivée à Paris, Adolph Anderssen se rend à l’hôtel de Breteuil pour saluer Morphy et s’enquérir de sa santé. Morphy est alité avec une forte fièvre, et Anderssen est inquiet de le voir si malade. 

Néanmoins Morphy lui assure être en mesure de jouer, tandis qu’Anderssen lui indique ne vouloir jouer avec lui que lorsque toutes ses forces seraient recouvrées. Les discussions autour de la tenue du match s’engagent et les deux joueurs conviennent que la victoire reviendra au premier gagnant 7 parties, avec uniquement un enjeu d’honneur. Car une nouvelle fois il n’est pas question de mêler l’argent avec le jeu d’échecs pour Morphy.

En attendant ce match historique, Anderssen se rend au Café de la Régence et rencontre Harrwitz. Ils jouent 6 parties à 5 différentes occasions, avec un score final de trois victoires, deux parties nulles et une défaite, en faveur d’Anderssen. Un score assez net en faveur du joueur de Breslau qui laisse planer le suspense sur le résultat final contre Morphy ! Quelques jours plus tard, Morphy va mieux, mais sur les conseils de son médecin, il propose à Anderssen de jouer dans sa chambre d’hôtel, les coups de leur partie étant transmis à la Régence toutes les demi-heures. La Régence se trouve à quelques centaines de mètres.

Il est intéressant de noter que Morphy débute le match en étant malade. En 1844 Staunton avait refusé un match revanche à Saint-Amant, prétextant une maladie alors qu’il était à Paris. Quant à lui, Morphy tient sa parole coûte que coûte, c’est un « homme de parole » comme il se décrit lui-même.

Après un début difficile (une défaite et une partie nulle), Morphy retrouve pleinement sa santé en enchaine les victoires. La 9ème partie et sa victoire en 17 coups est un tournant psychologique. Morphy remporte le match sur le score net de +7 =2 -2

Anderssen dira de Morphy
« Il est impossible de jouer mieux aux échecs que M. Morphy ; s’il y a quelques différences entre sa force et celle de La Bourdonnais, c’est très certainement en sa faveur ».

Après le départ d’Anderssen, le 2 janvier 1859, le Président du London Chess Club, Augustus Mongredien fait le voyage à Paris au début de l’année 1859, Morphy lui ayant promis de faire un match contre lui. Les rencontres se déroulent dans la chambre de Mongredien à l’Hôtel du Louvre. Saint-Amant et Arnous de Rivière sont les seuls spectateurs autorisés à assister aux parties. Et comme à son habitude, après une première partie d’observation qui est déclarée nulle, Morphy lamine son adversaire et remporte les sept suivantes ce qui lui assure la victoire du match. Morphy cesse alors de jouer aux échecs à Paris et ne fréquente plus le Café de la Régence.

9. Que pouvez-vous dire de plus au sujet de Morphy à Paris quand il ne jouait pas aux échecs ?

J’ai déjà abordé un peu le sujet, par exemple avec le duc de Brunswick.Morphy fréquente la haute société et les portes s’ouvrent petit à petit, jusqu’à la plus importante à cette époque.

Mais le plus prestigieux est à suivre : l’hebdomadaire américain Spirit of the Time du 6 novembre 1858 nous dévoile ainsi que Paul Morphy atteint les plus hautes sphères du pouvoir grâce à sa renommée. Il semble que Morphy ne fit aucune publicité sur cette rencontre et la considéra comme une affaire purement privée.

« La renommée du jeune champion du Nouveau Monde, a pénétré l’alcôve impériale des Tuileries, et sa majesté, Napoléon III, a invité M. Morphy à donner une démonstration de jeu à l’aveugle auprès de l’impératrice et les dames de la cour. Sa majesté impériale souhaitait engager une partie avec M. Morphy, et en reconnaissance de la prééminence de ce jeune souverain américain avec qui il va concourir, il a consenti à essayer d’égaliser ses chances par l’acceptation d’une Tour au début de la partie.»  

Les joueurs se bousculent à la porte de Morphy. Ainsi il reçoit à l’hôtel de Breteuil la visite du petit-fils de Philidor, mais est surpris de voir que ce nom si prestigieux pour les échecs puisse être associé à une mazette (un joueur très faible)…

10. Comment résumeriez-vous l’héritage de Paul Morphy pour le jeu d’échecs ?

Je ne suis pas forcément la personne la mieux placer pour juger de l’héritage échiquéen de Morphy. Disons qu’il marque la fin d’une période romantique pour le jeu d’échecs. L’attaque à outrance d’Anderssen fait place à un joueur complet, capable de défendre avec acharnement une partie dans toutes ses phases. Morphy est peut être le premier joueur universel.

Même si son retour en Amérique correspond quasiment à la fin de son activité échiquéenne, ce séjour de 6 mois à Paris de Paul Morphy marque durablement les esprits parisiens. Par exemple, presque 20 ans après ces évènements, ce n’est probablement pas par hasard que Jules Verne utilise le nom de Murphy (sic) comme un des personnages de son roman d’aventures Hector Servadac (publié en 1877).  Bien entendu ce personnage joue aux échecs.

« (…) – Je prendrai votre fou, si vous voulez bien me le permettre, dit le brigadier Murphy qui, après deux jours d’hésitation, se décidait enfin à jouer ce coup, longuement médité.
– Je le permets, puisque je ne puis l’empêcher, répondit le major Oliphant, absorbé dans la contemplation de l’échiquier.
« Et la journée entière s’écoula avant que le major Oliphant eût répondu au coup du brigadier Murphy. Du reste, il convient d’ajouter que cette partie d’échecs était commencée depuis quatre mois et que les deux adversaires n’avaient encore joué que vingt coups. (…) »

Et comme l’indique le journal La Presse le 9 avril 1894, la coïncidence est troublante…

« (…) Ainsi s’exprime l’auteur d’Hector Servadac au treizième chapitre de cet amusant roman. Jules Verne donne-t-il à dessein ce nom de Murphy à l’un de ses personnages ? (…) »

Pour la petite histoire, il est écrit que le Café de la Régence ne reste jamais très longtemps sans un champion. Et c’est ainsi que dès le mois de juin 1859 un autre phénomène apparait. Le Figaro 4 juin 1859.

« Paul Morphy, l’incomparable joueur d’échecs est à peine parti pour l’Amérique, et voici un autre terrible jouteur qui arrive à Paris, un Hongrois, M. Kolisch, jeune homme né, comme Morphy, en 1837, et qui a déjà triomphé de nos plus forts joueurs. »

11. Pouvez-vous estimer de combien de points Morphy était plus fort que le numéro 2 mondial ? Cette différence suggère-t-elle qu’il aurait pu être champion du monde dans n’importe quelle décennie s’il avait eu le temps d’apprendre la théorie des échecs de cette époque, ou était-il juste la bonne personne au bon moment ?

Le site EDO Historical Chess Rating essaye de répondre à cette question (par Rod Edwards).
Pour l’année 1858 il donne le classement suivant :
http://www.edochess.ca/years/y1858.html

Morphy a 160 points ELO de plus que le numéro 2 mondial de l’époque, Adolf Anderssen. Cela signifie qu’il marquerait environ 70% de points face au numéro 2. Une supériorité écrasante.
D’après le site EDO, seuls Steinitz et Capablanca écraseront autant la concurrence en leur temps.
C’est incontestable que Morphy était un génie du jeu d’échecs qui aurait trouvé sa place quelle que soit l’époque.

12. Est-ce que le buste de Morphy a été façonné en France ?

Le buste de Morphy, ainsi qu’un moulage de sa main droite ont été fait à Paris. C’est le sculpteur Eugène-Louis Lequesne qui décide de faire poser Morphy dès le 15 septembre afin de réaliser ce buste en marbre. Lequesne a également participé comme joueur à la simultanée de Morphy du 27 septembre 1858 (partie nulle). 

 
 

 

 

Lors du banquet d’adieu, le 5 avril 1859, Saint-Amant dépose une couronne de Lauriers sur ce buste et
Lequesne en offre une plus petite version à Morphy. Ce buste sera placé à la Régence entre celui de Philidor et de La Bourdonnais, et des petites répliques en bronze seront commercialisées.
J’ignore où se trouvent le buste et le moulage original.

13. Y-a-t-il des aspects manquants dans mes questions ?

Oui, il s’agit des 2 autres séjours de Morphy à Paris. Pendant plusieurs années des rumeurs font état du retour à Paris de Morphy, voire son installation définitive.

Le Messager de paris – 26 avril 1860 – Un exemple de ces rumeurs sur Morphy

L’évènement aura finalement lieu en 1863, mais dans un contexte de visite privée. Morphy fuit alors la guerre civile aux États-Unis, la guerre de Sécession comme cette guerre est appelée en France, en se réfugiant à Paris. Il joue peu aux échecs et ne met pas les pieds au Café de la Régence, au grand regret des joueurs parisiens.
Il semble alors que son seul adversaire durant ce séjour à Paris en 1863 avec sa mère et sa sœur Hélèna (de décembre 1862 à janvier 1864 date de son départ) sera son ami Jules Arnous de rivière avec lequel il jouera quelques parties répertoriées.

« Malheureusement, cette fois, il n’a brillé que par son absence. D’un autre côté, on a dit que la situation politique de son pays et des préoccupations sérieuses avaient motivé cet éloignement. » 

La Nouvelle Régence – février 1863 – Alphonse Delannoy

Malgré l’insistance d’Ignaz Koslich, le joueur d’origine hongroise en vogue à l’époque à Paris et futur vainqueur du tournoi de l’Empereur à Paris en 1867, Morphy décline sa proposition d’un match par une lettre qui est publiée dans le journal Le Nord. Morphy est perdu pour la cause des échecs.

Le journal d’échecs La Stratégie nous apprend qu’en octobre 1867 Morphy est de nouveau à Paris (pour la troisième et dernière fois). Il y est même depuis pas mal de temps car la rumeur le voyait comme représentant des États-Unis au tournoi de l’empereur en juillet 1867.
Mais comme en 1863 cette visite ne déclenche plus la passion du premier séjour du champion américain en 1858. La visite est purement privée et j’ignore si Morphy joue aux échecs à ce moment-là. Ce séjour de 1867 est son plus long à Paris selon David Lawson, probablement jusqu’à l’été 1868 (car Morphy est à New-York en septembre 1868).

Parlant de 1867, The Weelky Herald de Glasgow du 19 juillet 1884 indique : 

« Nous nous souvenons une fois, (…), de sa présence devant l’entrée du Café de la Régence, pour y retrouver quelques connaissances, mais il ne voulut point y entrer , en dépit des supplications de Monsieur Lequesne. »

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